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Quelques jours plus tard, une nouvelle équipe vint nous relever, Lerouex et moi, et nous partîmes pour la ville. Le pont réparé était en bonne voie et l’humeur était à l’optimisme. Nous avions maintenant une plate-forme de dix mètres de long pour les poseurs de rails.
Les chevaux étant utilisés par les bûcherons, Lerouex et moi devions aller à pied. À l’intérieur, en retrait des eaux, le vent tomba et la température monta.
Nous avions couvert une certaine distance quand je demandai à Lerouex :
— Comment va Victoria ?
— Bien.
— Je ne la vois plus guère.
— Moi non plus.
Je décidai de ne pas en dire plus. Il était évident que le sujet l’embarrassait. Pendant les quelques derniers kilomètres, la nouvelle de la dangereuse traversée en perspective s’était inévitablement répandue parmi l’ensemble des citadins – chez les Terminateurs en particulier, dont Victoria était à présent un des meneurs. Ils formaient une faction particulièrement bruyante dans l’opposition. Ils prétendaient avoir de leur côté quatre-vingts pour cent des citoyens ordinaires et réclamaient plus fort que jamais l’arrêt de la cité. Depuis quelque temps, il m’avait été impossible d’assister aux réunions des Navigateurs, mais je croyais savoir que ce problème les inquiétait. Rompant encore une fois avec la tradition, ils avaient entrepris une deuxième campagne d’instruction des citadins concernant la véritable nature du monde, mais leurs explications plutôt obscures et abstraites n’avaient pas l’attrait élémentaire des slogans Terminateurs.
Ces derniers avaient déjà remporté une victoire psychologique. La majeure partie de la main-d’œuvre étant occupée à la construction du pont, la pose des voies incombait à une seule équipe et bien qu’elle fût en mouvement continu, la cité avait été dans l’obligation de ralentir. Elle se trouvait pour le moment à un kilomètre en arrière de l’optimum. La milice avait fait avorter une tentative des Terminateurs pour couper les câbles. Mais ce n’était pas de première importance. Le vrai danger, celui dont les Navigateurs avaient pleine conscience, c’était l’effritement du pouvoir politique traditionnel au sein de la ville.
Victoria, ainsi que les autres Terminateurs déclarés, accomplissaient encore nominalement des travaux d’intérêt général, mais il fallait peut-être voir l’indice de leur influence dans le retard pris par diverses tâches routinières. Officiellement, les Navigateurs attribuaient cela à la quantité inusitée d’hommes employés à la construction du pont, mais ils ne devaient pas être nombreux à s’illusionner sur les causes réelles.
Dans le milieu des guildes, la résolution restait unanime. On se plaignait souvent, on était en désaccord avec certaines décisions, mais dans l’ensemble on convenait qu’il fallait bâtir ce pont. Immobiliser la ville était impensable.
— Allez-vous accepter les fonctions de Navigateur ? demandai-je à Lerouex.
— Je crois. Je ne désire pas prendre ma retraite, mais…
— La retraite ? Il n’en est pas question.
— Devenir Navigateur signifie ne plus prendre une part active aux travaux de la guilde. Le Conseil croit qu’en faisant venir en son sein des hommes qui ont exercé une activité au-dehors, il acquerra davantage d’influence. Et à ce propos, c’est pour cela qu’ils voudraient vous avoir au Conseil.
— Mon travail, c’est dans le nord, répondis-je.
— Le mien également. Mais nous arrivons à un âge…
— Vous ne devriez pas songer à la retraite. Vous êtes le meilleur constructeur de ponts de la ville.
— On le dit. Personne n’a manqué de tact au point de remarquer que mes trois derniers ponts étaient ratés.
— Vous parlez de ceux qui ont été endommagés à ce nouveau point de franchissement ?
— Oui. Et celui que l’on commence sera emporté à la prochaine tempête.
— Vous disiez vous-même…
— Helward, je ne suis plus l’homme qu’il faut pour construire ce pont. Il y faut un sang neuf. Une nouvelle conception. Peut-être un navire serait-il la solution.
Je comprenais ce que cet aveu signifiait pour lui. La guilde des Bâtisseurs de Ponts était la plus fière de la ville. Jamais encore un pont n’avait été manqué.
Nous poursuivîmes notre chemin.
J’étais à peine arrivé en ville que l’impatience me prit de retourner dans le nord. L’atmosphère qui régnait me déplaisait – on eût dit que les gens avaient remplacé l’ancien système de maintien du secret des guildes par un aveuglement volontaire devant la réalité. On lisait partout les slogans des Terminateurs et les couloirs étaient jonchés de tracts imprimés. Les habitants parlaient du pont avec frayeur. Les hommes d’équipe venus au repos racontaient que l’on construisait un pont en direction d’une côte invisible. Des rumeurs, sans doute propagées par les Terminateurs, prétendaient que les hommes mouraient par douzaines et que les tooks avaient repris leurs attaques.
Dans la Salle des Futurs, j’allai voir Clausewitz, devenu lui aussi Navigateur. Il me remit une lettre officielle du Conseil, nommant un parrain (Clausewitz) et un témoin (McMahon), me demandant de me joindre aux Navigateurs.
— Désolé, dis-je, mais je ne peux accepter.
— Nous avons besoin de vous, Helward. Vous êtes l’un de nos hommes les plus expérimentés.
— Peut-être. Mais on a besoin de moi pour le pont.
— Vous accompliriez du travail plus utile ici.
— Je ne le pense pas.
Clausewitz m’entraîna à l’écart pour me parler confidentiellement.
— Le Conseil organise un groupe de travail pour s’occuper des Terminateurs. Nous désirons que vous en fassiez partie.
— Comment voulez-vous vous en occuper ? En les faisant taire ?
— Non… nous devrons adopter un compromis, lis souhaitent abandonner définitivement la ville. Nous allons faire la moitié du chemin… et abandonner le pont.
Je n’en croyais pas mes oreilles.
— Je ne peux pas me ranger à cette idée, protestai-je.
— Nous allons construire un navire à la place. Pas très grand, pas aussi compliqué que la ville, et de loin. Mais juste assez grand pour nous transporter tous de l’autre côté. Ensuite nous reconstruirons la ville. Je lui rendis la lettre et me détournai.
— Non, dis-je. Et c’est mon dernier mot.